“Nous voulions traduire les traces numériques que nous laissons tous sur internet”

“Nous voulions traduire les traces numériques que nous laissons tous sur internet”

Inspirée du principe du dégât des eaux, l’installation Fluence capte les données des appareils électroniques autour d’elle pour évoquer l'insalubrité numérique à laquelle nous sommes tous exposés. Une oeuvre en mouvement permanent, à découvrir à la Gaîté Lyrique à partir du 6 février, que nous expliquent ses designers.

Donner une présence physique à nos traces numériques : voilà le principe de Fluence. Inspirée de l’image d’un dégât des eaux, l’installation vidéo-projette des écoulements graphiques qui varient selon la densité des appareils électroniques détectés aux alentours. Fluence a valu à ses designers, Dylan Cote-Colisson (étudiant à l’ENSAAMA Olivier de Serres), Pierre Lafanechère (designer et plasticien freelance, ancien étudiant de l’ENSAAMA Olivier de Serre) & Augustin Lafanechère (Data engineer, développeur) de remporter l’appel à projets "Arts & Technologies" de l'enseignement supérieur 2018 mis en place par Electroni[k], la Gaîté Lyrique et Stereolux. Nous les avons interrogés sur la genèse de leur projet.

Comment collaborez-vous avec la Gaîté Lyrique ?

Notre collaboration avec la Gaîté Lyrique a débuté à la suite de l'appel à projets « Arts et technologies 2018 dans l'enseignement supérieur » que nous avons remporté. La Gaîté Lyrique et Stereolux nous ont alors accompagnés dans la production et la diffusion de l’œuvre. Nous avons été accueillis en résidence au local radio de la Gaîté sur deux semaines. L’œuvre étant fortement influencée par le contexte dans lequel elle évolue, cette résidence nous a permis de tester notre dispositif de captation des données, d'effectuer des relevés, et des essais de vidéoprojection. Les discussions avec les équipes artistiques de la Gaîté Lyrique nous ont permis de faire évoluer Fluence en y intégrant un écran de médiation permettant d'expliciter le propos, de comprendre les données analysées et la façon dont elles contribuent à faire évoluer la vidéoprojection.

"La densité des écoulements graphiques est modulée par la présence des appareils électroniques proches de l'installation."

Comment est née l’idée de Fluence ?

Fluence est née pendant nos études à l'ENSAAMA Olivier de Serres. Dans nos projets de diplômes respectifs, nous abordions les enjeux actuels liés aux mutations technologiques et sociétales de notre époque, nous avons donc décidé de travailler ensemble le temps d'un projet. La thématique des traces numériques que nous laissons sur internet nous intéressait tout particulièrement.
En tant que designers graphiques, nous cherchions un moyen plastique pour traduire ce phénomène habituellement invisible et abstrait. Évoquer la trace numérique en lui conférant une présence physique constitue à nos yeux un moyen de faire exister la problématique de la production de données numériques au-delà de l'écran.

Comment l’oeuvre fonctionne-t-elle ?

Fluence prend la forme d'écoulements graphiques vidéoprojetés et dont la densité est modulée par la présence des appareils électroniques proches de l'installation. La quantité de smartphones, ordinateurs, tablettes, imprimantes (ou tout autre objet disposant d'une connexion sans fil) détectés par le dispositif contribuent à l'expansion de la fuite. Il nous a paru intéressant de mettre en place cette interaction passive entre les terminaux des spectateurs et l’œuvre elle-même, en témoignage d'un processus presque inéluctable de production de traces numériques qui s'effectue entre deux entités non humaines, à notre insu.

Par quel procédé technique chaque smartphone peut-il être repéré dans l’ensemble des données captées ?

L'installation Fluence utilise un Raspberry Pi, chargé de collecter et d'analyser les probe requests des appareils présents autour de l'installation afin de les dénombrer. Une probe request est une requête préalable à une connexion Wi-Fi. C'est un mécanisme de découverte de services Wi-Fi et la manière dont un smartphone va s'annoncer aux réseaux autour de lui pour évaluer si une connexion est possible. Cet échange permet ensuite d'afficher la liste des réseaux Wi-Fi disponibles pour l'utilisateur. Une probe request contient notamment l'adresse MAC (identifiant de l'appareil), transmise en clair entre un smartphone et un réseau Wi-Fi. L'accès à cette information ne nécessite donc en aucun cas de casser un quelconque système de sécurité. Un appareil peut être détecté par notre dispositif dans un rayon de 10 à 15 mètres. Pour autant, il nous est impossible de connaître sa position spatiale précise. Les adresses MAC détectées sont ensuite affichées sur un moniteur, ce qui permet à chaque spectateur d'identifier son smartphone dans le flux de données alimentant la fuite.

"Le grand public est de plus en plus attentif aux problématiques liées à l'exploitation des données personnelles."

Pourquoi ce parallèle entre un dégât des eaux et les espaces virtuels ?

L'eau que nous utilisons chaque jour circule dans un vaste réseau de canalisations dissimulé sous nos pieds et entre nos murs, hors de notre perception. Pourtant nous en sommes dépendants au quotidien. C'est lorsque ce réseau dysfonctionne que l'eau se révèle et perturbe notre réalité à travers une infiltration dans le mur. Il en va de même pour certaines de nos données numériques circulant sur le réseau : leur existence nous apparaît lorsqu'elles sont utilisées pour infiltrer nos vies à des fins d'analyses statistiques, de profilage des consommateurs, ou de surveillance des citoyens.

Qu’est-ce que l’insalubrité numérique ?

On est toujours dans le parallèle entre monde numérique et monde physique, qui sont très étroitement liés, indissociables. Un environnement insalubre définit un environnement néfaste pour la santé. Par exemple, on peut être contraint à vivre dans un appartement vétuste tout en étant conscient des effets négatifs qu'il pourrait avoir sur notre état physiologique. Nous trouvions pertinent d'appliquer cette idée de conscientisation du problème à nos environnements numériques, car le grand public est de plus en plus attentif aux problématiques liées à l'exploitation des données personnelles. Pourtant nous continuons à utiliser des services que nous savons néfastes, non pas pour notre santé, mais pour nos libertés. On parle d'ailleurs de plus en plus « d'hygiène numérique », ces petits gestes permettant de mieux habiter nos espaces numériques insalubres (changer de moteur de recherche, utiliser un VPN, limiter la diffusion d'informations personnelles sur les réseaux, etc.) Ces initiatives nous paraissent essentielles, bien qu'il nous semble illusoire de penser que ces pratiques individuelles parviendront à assainir totalement nos espaces numériques.



Plus d'informations : www.oye-label.fr/Fluence


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