La Fabrique de l’information
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En septembre, une lettre de la militante et journaliste Iranienne, aujourd'hui lauréate du prix Nobel de la paix, était lue en public à la Gaîté Lyrique lors d'un événement consacré aux prisonnières politiques de la prison d’Evin. Dans cette lettre, elle évoque "le bruit sourd du mur de la peur qui se fissure".
Engagées dans une lutte pour faire tomber, tour à tour, les verrous de l’enfermement politique, culturel et domestique, les Iraniennes, puissantes, dessinent un chemin. La mort de la jeune Mahsa Jina Amini, iranienne d’origine kurde, en septembre 2022, pour un voile mal porté, a déclenché, en Iran, un mouvement social, culturel, artistique et politique inédit autour de la devise "Femme, vie, liberté". Impulsé par les Iraniennes, et repris en chœur par l’ensemble de la société, d’aucuns le qualifient de première révolution démocratique et féministe du XXIe siècle.
Narges Mohammadi, 54 ans, est journaliste. Elle milite de longue date pour les droits des femmes, pour l’abolition de la peine de mort et contre la torture en Iran. Vice-présidente du Defenders of Human Rights Center, dirigé par une autre lauréate du prix Nobel de la paix, l'avocate Shirin Ebadi, elle s’implique, en 2009, dans la campagne "un million de signatures" pour exiger l’abolition des lois instituant la ségrégation de genre en Iran. En mai 2016, elle est condamnée à seize ans de prison pour "atteinte à la sécurité nationale". Depuis la prison d’Evin, à Téhéran, en dépit de la souffrance liée à la séparation et à l’exil de ses jeunes enfants, elle poursuit inlassablement ses combats. Pour la seule année 2023, le régime l’a acculée de cinq nouvelles affaires judiciaires. Dans des rapports et des lettres clandestines adressées à la communauté internationale, elle dénonce les sévices sexuels infligés à ses co-détenues. Toujours emprisonnée, elle a reçu le 7 octobre le prix Nobel de la paix.
La lettre présentée ici a été écrite en détention pour l’évènement "Femmes d’Iran et d’ailleurs : des voix puissantes au-delà des murs de l’oppression", qui s’est tenu à la Gaîté Lyrique, à Paris, le 22 septembre 2023. Elle y a été lue en public par Hind Meddeb, journaliste et documentariste, conjointement à d'autres lettres d'Iraniennes publiées afin de mettre en lumière les combats que mènent les prisonnières politiques en Iran, entre les murs de la prison d’Evin et d’ailleurs. Cet événement s’inscrit dans le programme Scènes en résistance, à travers lequel la Gaîté Lyrique souhaite mettre en lumière des artistes luttant pour leur liberté, leur indépendance et leur libre expression, se faisant ainsi les porte-voix de populations en quête de justice et de stabilité.
« Je suis ravie de pouvoir être lue, ici, en ma qualité de militante des droits humains et membre de la société civile iranienne, et je vous en remercie.
L’objet de mon propos est de donner un visage aux êtres humains qui, partout dans le monde, font l’objet d’un enfermement, qu’ils soient cernés par des murs d’acier ou par les murs de l’oppression, mais qui, envers et contre tout, aspirent à faire tomber ces murs : les murs de l’ignorance, de l’exploitation, de la pauvreté, de la privation et de l’isolement.
Entendez-vous, en Iran, le bruit sourd du mur de la peur qui se fissure ? Bientôt, nous entendrons celui de son écroulement grâce à la volonté implacable, la puissance et la détermination sans faille des Iraniens.
En tant que femme, et comme des millions d’autres femmes iraniennes, j’ai toujours été confrontée à l’enfermement de la culture patriarcale, au pouvoir religieux et autoritaire, aux funestes lois discriminatoires et oppressives, et à toutes sortes de restrictions dans tous les domaines de ma vie.
Notre enfance n’a pas échappé à cet enfermement culturel. Ils ne nous ont pas permis de vivre notre jeunesse et, en un mot, notre vie. La triste vérité, au fond, est que le gouvernement autoritaire, misogyne et religieux de la République islamique nous a volé notre vie.
De part et d’autre des murs de fer d’Evin, où nous sommes emprisonnées, nous ne sommes pas restées immobiles. En tant que femmes, parfois seules et sans soutien, souvent au milieu de flots d’accusations et d’humiliations, nous avons brisé une par une nos chaînes jusqu’à ce que surgisse le mouvement révolutionnaire "Femme, vie, liberté". Nous avons alors montré notre force au monde entier.
Au lycée, j’ai étudié les mathématiques et la physique, puis j’ai poursuivi à l’université des études de physique appliquée. J’ai obtenu le titre d’ingénieur en maîtrise d’ouvrage, mais en raison de mon engagement en faveur des droits humains, ma formation et ma carrière se sont heurtées au mur de l’empêchement. J’ai exercé le métier de journaliste, mais sur ordre du guide suprême de la République islamique, et après la fermeture massive des médias indépendants, nos journaux et magazines ont fait face au mur de la censure et notre liberté d’expression a été muselée. Je suis devenue porte-parole de l’Association des défenseurs des droits humains, pour participer à la formation, en Iran, d’un grand mouvement associatif et essayer de donner corps à une société civile organisée, réelle et puissante. Hélas, ces organisations se sont heurtées au rideau de la fermeture administrative suite aux attaques répétées des forces de sécurité, sous l’égide du ministère des Renseignements iranien et du Corps des Gardiens de la Révolution. J’ai protesté et lutté contre les politiques destructrices et répressives, aux côtés de milliers de manifestants et opposants qui ont, eux aussi, été cernés par les murs de la prison, de l’isolement et de la torture.
Enfin, je suis devenue mère, mais il y a longtemps qu’entre mes enfants et moi s’est dressé le mur de l’émigration et de l’exil forcé, à l’instar de centaines de milliers d’autres mères qui souffrent de l’éloignement de leurs enfants. Les mots me manquent pour décrire cette maternité restée derrière le mur de la cruauté et de la violence.
Malgré cette prison qui est la nôtre, nous n’avons jamais cessé de nous battre. Nous sommes devenus des mères et des pères universels, nous avons conservé nos valeurs, notre enthousiasme, notre amour, notre force et notre vitalité, nous avons recréé la vraie vie. Pour vous faire imaginer notre condition entre ces murs, j’emprunte ce passage à Primo Levi qui écrit : "Être sans abri, c’est être capable de tout."
Bien qu’entravés par tous ces verrous, nous avons été capables de faire émerger le pouvoir des contestataires et la force de la contestation et, comme le dit Heidegger, nous avons amorcé une "révolution basée sur la vie". Notre élan nous a hissés plus haut que les murs qui nous oppressent et nous sommes plus puissants et plus solides qu’eux. Si nos barreaux sont immobilité, silence et mort, nous sommes mouvement, écho et vitalité, et c’est là que se dessine la promesse de notre victoire.
Le gouvernement de la République islamique nie les droits fondamentaux tels que le droit à la vie, la liberté de penser, la liberté d’expression et de croyance, ainsi que le droit à pratiquer la danse, la musique et même le droit à l’amour. Si vous regardez attentivement la société iranienne, vous verrez que chaque individu, à tout moment de sa vie et en tout lieu, est coupable du désir de vivre, et encourt, pour ce crime, les pires sanctions, châtiments, humiliations, arrestations, et peut être emprisonné voire être exécuté pour cela.
Chacun d’entre nous est donc devenu un opposant au régime. Le monde est témoin des cycles répétés de protestations en Iran et de la créativité du mouvement social dans son ensemble, qui invente chaque jour des nouvelles formes de mobilisation. Ce mouvement amène à une transition qui éloigne chaque jour la République islamique et qui nous mène tout droit vers la démocratie, l’égalité et la liberté. Le rôle des médias libres, des sociétés civiles, des organisations des droits humains, partout dans le monde, est crucial dans
cette lutte.
Cher lecteur, chère lectrice, la publication de cette lettre démontre à elle seule que notre voix était suffisamment puissante pour vous parvenir. Soyez aussi notre voix, relayez notre message d’espoir, dites au monde que nous ne sommes pas derrière ces murs pour rien et que nous sommes à présent plus forts que nos bourreaux qui emploient tous les moyens possibles pour faire taire notre société. Cette voix retentira dans le monde. Cet horizon nous motive et nous réjouit. Nous triompherons ensemble. En espérant voir arriver très bientôt ce jour. »
Narges Mohammadi
Juin 2023, prison d’Evin, Téhéran, Iran