La Fabrique de l’information
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Comment s’orienter dans un monde qui a perdu ses repères face à la complexité des défis contemporains, comme la crise écologique ? Du 10 octobre au 5 décembre, Yves Citton, accompagné d'invité·e·s, nous propose des exercices pratiques et théoriques.
Une expérience de désorientation, c’est ce qui se passe dans un espace-temps sensible aménagé pour désarçonner les repères habituels grâce auxquels nous croyons savoir où se situent le haut et le bas, la gauche et la droite, l’avant et l’arrière, l’avenir et le passé, le bon et le mauvais. Nous questionnons rarement ces évidences structurantes parce que c’est à partir d’elles que nous répondons à ce qui nous arrive, à ce que nous devons choisir ou faire.
Faire une expérience de désorientation peut dès lors s’entendre de deux façons complémentaires. D’une part, il s’agit d’une expérimentation, limitée dans le temps et l’espace : deux heures environ, dans l’amphithéâtre de la Gaité Lyrique. Nous pourrons tester différentes choses, comme dans un laboratoire, un peu isolé du monde extérieur. Nous ne nous mettrons donc pas en danger au sein de cet îlot protégé et temporaire. D’autre part, il s’agit d’une expérience sensible, que l’on doit vivre concrètement en écoutant les perceptions, sentiments, émotions, affects générés dans le corps, et pas seulement sur le mode de la rationalité scientifique qui régit d’habitude les expérimentations de laboratoire.
La désorientation me semble caractériser notre époque. Elle n’a bien entendu rien de nouveau en soi. Toute la modernité s’est présentée comme une réorientation de l’aventure humaine en fonction de nouveaux repères. Les traditions, les religions, les ordres socio-politiques contre lesquels elle s’est imposée fournissaient des repères censés être stables, voire éternels. Le grand combat modernisateur, depuis le XVIIIe siècle au moins, a consisté à récuser les insuffisances de normes héritées, pour imposer de nouvelles normes ("modernes"), qui auraient la particularité d’inclure leur propre renouvellement infini, selon une perspective de progrès illimité. Cela a été une aventure admirable par certains aspects, qui a causé d’énormes désorientations, et qui s’est accompagnée de massacres sans nombre (dans les populations colonisées), ainsi que d’une destruction environnementale dont les ravages ont déjà, eux aussi, été dénoncés depuis longtemps, mais dont l’ampleur nous apparaît chaque jour de façon plus terrifiante.
La modernité s’est donc présentée comme une désorientation (par rapport aux valeurs traditionnelles) capable de fournir des critères de réorientation perpétuellement ré-aménageables, avec une promesse d’émancipation collective progressive. En soi, c’est très beau, et il est difficile de ne pas vouloir souscrire à un tel projet. Les économistes qui nous assènent que l’ensemble de la population mondiale n’a jamais "progressé" autant qu’au cours du dernier demi-siècle n’ont pas complètement tort, si on accepte les prémisses de leurs calculs, qui sont critiquables mais non méprisables.
En pratique, toutefois, nous constatons au moins deux choses. D’une part, nous voyons que ce sont certains "ordres" (nouveaux) qui se sont imposés contre d’autres « ordres » (anciens), et qu’une fois qu’ils ont pris le pouvoir, ils font tout ce qu’ils peuvent pour bloquer le processus de réorientation et d’émancipation censé être permanent. D’autre part, nous commençons à suspecter que les valeurs qui orientent actuellement l’"émancipation" moderne butent sur des limites qui ne sont pas (seulement) de droit, de goûts ou d’opinions sur ce que doit être une "bonne vie", mais sur des limitations objectives d’insoutenabilité de la version consumériste de la promesse moderne. Le malheur est que c’est cette version qui semble s’être répandue le plus facilement et le plus largement dans les populations du monde entier à ce jour.
Ce qui a été avancé pour réorienter la désorientation constitutive de la modernisation apparaît désormais comme intenable. Nous nous trouvons donc dans une sorte de désorientation à l’impuissance deux ! Si vous me dites que vous vous vous orientez dans l’existence par ce qui est écrit dans l’Ancien Testament, par ce que prêche votre ayatollah, par ce que vous ordonnent des visions de la Vierge Marie, ou plus simplement par ce qui-se-fait-traditionnellement-comme-ça-parce-que-c’est-comme-ça, j’aurai quelques raisons de me méfier de vous. Mais si vous me dites que vous ne croyez nullement à toutes ces billevesées passéistes et que ne comptent pour vous que les données empiriques et la rationalité qu’en tirent actuellement nos instances de décision démocratiques, je ne serai pas moins inquiet – étant donné ce qui sort de nos écrans et de nos urnes !
D’abord, dire que personne ne sait vraiment quoi faire ! Arrêter de croire que des experts, des savants, des gouvernements trouveront de quoi nous sortir de ce mauvais pas. Tout le monde est désorienté à l’impuissance deux, qu’il le sache (et l’admette) ou non. Et ceux qui le dénient activement, en voulant imposer aux autres leurs certitudes, sont sans doute les plus dangereux.
La seule bonne chose à faire, c’est de faire en discutant et de discuter en faisant. Il y a plein de choses que nous faisons déjà, et qui sont tout à fait salutaire (prendre soin de nos proches, nous soucier de nos prochains, lutter contre des inégalités, s’organiser pour transformer certains aspects de nos modes de vie et en conserver d’autres). Il faut faire, en nous fiant à ce qui nous donne l’impression de nous mettre en bonne résonance avec nous-mêmes et avec notre environnement (social et naturel). Mais cela ne suffit pas. Il faut discuter en faisant. Il peut tout à fait y avoir quelque chose de jouissif à rouler en voiture avec la climatisation, à prendre un avion pour aller bronzer sur une plage exotique, à manger un steak ou une tranche de baleine. Il faut discuter de ce que la satisfaction de nos plaisirs ou de nos besoins impose aux êtres avec qui nous devons coexister à la fragile surface de cette planète.
Or nous arrivons toutes et tous dans cette discussion avec nos propres principes d’orientation, centrés sur notre nombril, nos proches, nos voisins, nos concitoyens ou nos coreligionnaires. Et il est de plus en plus difficile de ne pas nous rendre compte que ces principes d’orientation, qui restent « traditionnels » en ce sens qu’ils sont issus de traditions et de cultures locales et particulières, sont à la fois indispensables et insuffisants. C’est pourquoi la « modernisation » a tendu depuis des décennies à être une « mondialisation » : le défi est de nous doter de repères qui tiennent la route de nos communs planétaires, en permettant la coexistence des cultures locales, tout en les rendant compatibles entre elles ainsi qu’avec un environnement nécessairement partagé.
C’était la compétition commerciale au sein du marché globalisé qui devait nous orienter dans cette mondialisation. Ceux qui tenaient le couteau de la modernisation par le manche – les plus riches, les plus éduqués (généralement aussi les plus blancs et les plus mâles) parmi les populations occidentales – ont cru pouvoir faire croire à tout le monde que les principes économiques d’un marché concurrentiel offriraient une procédure capable de nous orienter dans les arbitrages à opérer. Nous avions une boussole simple : notre porte-monnaie. Le prix le plus compétitif suffisait à nous indiquer le Nord – et tout cela s’agrégeait spontanément dans la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB).
Or, même si la dénonciation de l’économisme et de la tyrannie du PIB remonte à plusieurs décennies – voire à plusieurs siècles : elle prenait déjà forme dès les années 1770 – notre désorientation actuelle tient pour une large part à ce que la boussole prétendument universelle du prix et du taux de croissance du PIB s’avère de moins en moins défendable. Les gouvernants s’y accrochent désespérément, faute de logiciel alternatif. Mais de plus en plus d’entre nous comprennent et sentent que cette boussole nous fourvoie. Les chiffres qui s’accumulent sur les fronts du dérèglement climatique, de la sixième grande extinction, des pollutions au plastique, aux pesticides, au nucléaire, de la déforestation, de la surpêche, de l’épuisement des ressources en eau, etc. nous montrent chaque jour que nous allons dans la mauvaise direction. Faute de boussole alternative, nous nous sentons déboussolés.
Nous vivons d’habitude cette désorientation sur le mode de l’angoisse, de la douleur et de la culpabilité. Cela joue un rôle central dans la prégnance actuelle des thématiques de "l’effondrement", qui jouissent d’une grande faveur médiatique. L’imaginaire et la mode collapsologistes ont le mérite de servir de décapant face à tous les vernis rassurants dont nous avons pris l’habitude de nous contenter, pour confier aveuglément notre destin à la pérennité du business-as-usual. Parler d’effondrement me paraît être aujourd’hui un bon moyen de lutter contre l’éco-négationnisme régnant, à savoir contre la dénégation des catastrophes écologiques déjà en cours, une dénégation qui s’opère au nom des besoins supérieurs de l’économie et de sa croissance.
Mais les thématiques effondristes nous condamnent au rôle de victimes. Nous sommes condamnés à subir l’effondrement aussi bien que la désorientation. Les quelques expériences que nous proposons à la Gaité Lyrique tentent – très modestement – de nous familiariser avec des "modèles réduits" de désorientations, grâce auxquels on puisse jouer avec notre désorientation (plutôt que d’en souffrir).
Un groupe de chercheurs et de danseurs, animé par Asaf Bachrach et Mathieu Gaudeau, va nous donner des expériences de chute, de descente, ou alors d’immobilité, au cours desquelles nos repères commenceront par se brouiller, pour se recomposer sous d’autres formes. Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire nous présenteront leurs expériences de cartographies alternatives, où l’intérieur se trouve projeté à l’extérieur, où nos habitudes de nous repérer par rapport à notre "point de vue" seront déstabilisées par le repérage de "points de vie". Floriane Pochon, créatrice de Phaune Radio, nous plongera dans des univers soniques dont les échelles, les temporalités, les contours et les distances nous déconcerteront. Dans les trois cas, nous essaierons de nous désorienter – ce n’est pas si facile que cela – pour observer comment nous pouvons retrouver des repères d’orientation.
Ce seront surtout des expériences sensibles, passant par notre sens de l’équilibre, par notre perception visuelle de l’espace ou par notre écoute du son. Rien à voir, a priori, avec la modernisation, la mondialisation ou le dérèglement climatique. L’hypothèse est pourtant que nos corps en savent toujours un peu plus que nous sur ces questions d’orientation. Le pari est que nous pouvons apprendre à vivre un peu mieux la désorientation en observant et en comprenant comment nos corps se réorientent après une chute, à l’écoute de bruits inhabituels, ou au contact d’images inversant les normes de la représentation. C’est un pari, comme toute expérimentation. Ce sera différent et plus riche que ce que nous pourrons en comprendre, comme toute expérience vécue. Mais nous sommes dans une situation inédite et critique, qui requiert de nouvelles formes de constitution collective de savoirs. Et nous essayons d’y répondre par des formes inédites d’expériences et de partage.
Le cycle "Expériences de désorientations" est sur une proposition et en présence d'Yves Citton, en partenariat avec l'École universitaire de recherche ArTeC (Arts, Technologies, numérique, médiations humaines et Création).
Cet article est associé au cycle :