Adrien M & Claire B, la puissante douceur de l’exposition "Faire corps"

Rencontre avec les artisans de l'exposition phare de l'année 2020 à la Gaîté Lyrique : "Faire corps"

Adrien M & Claire B, la puissante douceur de l’exposition "Faire corps"
Adrien M & Claire B © Photo : Romain Etienne - item

Adrien Mondot, Claire Bardainne et Jos Auzende, commissaire de l'événement, nous raconte "Faire corps", l'exposition-expérience de la Gaîté Lyrique à découvrir dès le 24 janvier.

Quel est le point de départ d'une création ?

Adrien Mondot : Notre inspiration est rhizomique, capillaire, elle s’insère partout, ça peut être la découverte d’un algorithme, des sensations éprouvées dans la nature, un mot...

Claire Bardainne : Nous n’avons pas peur des collages. Adrien est informaticien, jongleur, il a inventé une pratique qui associe ces deux disciplines. Pour ma part, je n’arrivais pas à trancher entre inventer des espaces ou dessiner des images : aujourd’hui je pense des espaces avec des images. Nous prenons nos désirs, nos envies, nos forces, nos fragilités, et nous les assemblons pour créer.

Nous n’avançons pas dans une création comme si nous construisions une tour verticale avec des strates successives. Tout monte en même temps, horizontalement, comme un puzzle. Effectivement, l’attention au corps est toujours une pièce du puzzle importante. Et en fonction des projets, il va y avoir un outil technique, technologique, qui vient d’apparaître et dont nous aurions envie de nous emparer, comme les dispositifs de réalité augmentée ou de réalité virtuelle. Mais il y a aussi l’imaginaire. Celui de l’eau nous a accompagné dans nos derniers projets : Acqua Alta et L’ombre de la vapeur

Adrien M & Claire B est plus qu’un duo...

Adrien Mondot : C’est le croisement de nos deux univers. On joue ensemble depuis presqu’une dizaine d’années en mêlant jonglage, design graphique, informatique, scénographie, dessin, projections vidéo, imaginaire, art vivant, mouvement...

Claire Bardainne : C’est une compagnie. Nous créons des spectacles et des installations que nous considérons aussi comme des spectacles. Dans l’héritage du spectacle vivant, nous tentons de témoigner de tous les gens qui ont participé à la création de chaque oeuvre. Nous revendiquons vraiment ce travail en équipe et le pilotage à deux têtes. 

Vous parlez de "replacer l’humain au centre des technologies" : s’en est-il éloigné d’après vous ?


Adrien Mondot : Nous préférons couper court au fantasme d’une technologie qui remplacerait l’humain. Même si nous ne sommes pas juges pour savoir si elle empiète ou pas sur l’humain, la technologie prend beaucoup de place. Nous pensons qu’elle peut être un outil pour être ensemble et que l’ordinateur ne peut remplacer une décision artistique. Ce ne sont pas des algorithmes qui créent : c’est nous qui créons des algorithmes.

Claire Bardainne : Une intention de l’ordre de la poésie et une forme de gratuité peuvent irriguer les recherches utilisant des technologies. Plus que jamais nous éprouvons la nécessité d’une (ré)appropriation des outils technologiques, et la nécessité de développer des écritures singulières au service d’expériences non-productives et non-marchandes.

Je crois beaucoup à la puissance du jeu, dans une réappropriation symbolique de son lien aux autres, au monde. Avec l’usage de technologies, nous cherchons à créer des formes de rituels qui permettent de réhabiliter ce lien. Nous croyons que des situations d’une puissante douceur partagée aident à repenser des formes d’habiter. Nous avons envie avec Adrien de contribuer à la fabrique d’un imaginaire du futur, un futur vivable, possible (et pas seulement une impasse) où l’on trouverait les justes places de la technologie. 

Vos oeuvres ont une vraie dimension ludique, de jeu, d’artisanat... Ce sont des expressions artistiques que la Gaîté Lyrique s’attache particulièrement à mettre en avant.

Jos Auzende : Internet a ouvert une fantastique ère d’apprentissage : le jeu y a beaucoup d’importance. Le jeu comme fiction de la pratique, de l’expérimentation, dans une époque qui se transforme : ce sont des jeux de réalité, de perception, d’échelle, d’illusion. Et puis jouer, c’est faire l’expérience. L’art numérique est cet art d’expériences qui donne de nouveaux statuts d’oeuvres et un lieu comme la Gaîté Lyrique accorde une place privilégiée à cet artisanat numérique. L’artisan n’est pas celui qui recherche l’innovation, mais celui qui crée pour répondre à de nouveaux besoins, pour surmonter un obstacle et exprimer les idées contenues dans les choses. Adrien M & Claire B sont tout à la fois des artistes plasticiens et des artisans des médias.

Est-ce que le futur de l’art passe par l’immersion ?

Jos Auzende : L’immersion, l’interaction, la virtualité existent depuis la nuit des temps dans l’art. Entrer dans un livre, une peinture, c’est déjà immersif, virtuel. Notre monde qui se numérise et se virtualise de plus en plus ouvre d’autres expériences de réalités. Le futur de l’art passera par l’hybridation entre le monde virtuel (du dedans) et le monde réel (du dehors) : Faire corps est situé à la jonction des deux, à l’interface de son propre corps et du monde.

Pour vous, le·la spectateur·rice et le·la danseur·euse confronté·e·s à vos oeuvres ont-ils des rôles différents ? 

Jos Auzende : Faire corps est pensé comme ce jeu de plateau grandeur nature qui entremêle une écriture du vivant et de l’immatériel, que ce soit la lumière ou la programmation informatique en temps réel.

Adrien Mondot : Il y a le spectateur, dans un théâtre, assis sur un fauteuil. Et un autre spectateur, en mouvement dans l’espace, qui devient réalisateur de son expérience, dans le choix de l’enchaînement et de la temporalité. C’est très intéressant de créer ces deux situations, ces deux postures, du spectateur à l’acteur, que les objets artistiques soient petits, grands, performatifs, spectaculaires, ou immersifs.

Claire Bardainne : Ensuite, dans une situation dite "interactive", nous avons envie de montrer qu’il n’y a pas une "bonne" façon de bouger, que celle des spectateurs est aussi intéressante que celles de danseur·euse·s dans un spectacle. Nous tentons de générer des expériences qui soient gratifiantes. Même dans une marche, une contemplation, une stature, nous souhaitons qu’ils ressentent leur corps et qu’ils aient la sensation d’écrire avec.

Quel doit être le rôle du·de la spectateur·rice ?

Jos Auzende : Faire corps met en avant le rôle d’un spectateur participant qui serait l’interprète de ce corpus d’oeuvres "vivantes", un peu comme à l’époque des cabinets de curiosité où il devait toucher les objets présentés pour les honorer. En écho à nos environnements technologiques qui divinisent la communication instantanée, il y a une vraie envie de placer le spectateur-acteur au centre d’un nouvel espace relationnel où il est le témoin immédiat, interpellé et mis à contribution ; le "héros" de la mise en situation, invité à faire corps, à entrer en contact. Faire corps a besoin de ce·tte spectateur·rice·s pour exister.

Considérez-vous vos créations comme animistes ?

Claire Bardainne : Nous le réclamons activement. Comment rendre hommage et compte de la nature et du vivant, avec des outils qui ne le sont pas ? Et si il y avait un esprit en toute chose ? Et si nous n’étions pas au sommet de la pyramide et que toute chose méritait la même attention ? La pensée animiste permet une reconfiguration, une horizontalisation des êtres. C’est un enjeu qui nous semble aujourd’hui important. Créer des expériences de mise en contact avec quelque chose qui n’est pas humain mais que nous respectons et avec lequel il se passe quelque chose d’intéressant. C’est un texte de Jeremy Damian (pour la revue Corps-Objet-Image du TJP, Centre Dramatique National d’Alsace - Strasbourg) qui définit pour nous le mieux cette nécessaire "ré-animation" du monde.

Jos Auzende : Adrien M & Claire B s’attachent à rendre vivante cette matière informatique inanimée. Un peu à la manière de Pygmalion.

Vous nous parliez d’Acqua Alta, qu’est ce qui vous intéresse dans l’eau ?

Claire Bardainne : Quand on parle d’imaginaire de l’eau, cela peut évoquer celui de la catastrophe : on voit des vagues incontrôlables, des inondations. Mais on sollicite aussi l’imaginaire de la vie, de la douceur des rivières, ou la fluidité des cheveux d’une femme. Les lectures de Gaston Bachelard sont de fidèles accompagnements sur l’imaginaire des éléments. L’eau, c’est l’imaginaire de la métamorphose, elle peut prendre des formes tellement différentes.

Adrien Mondot : D’une manière générale, nous sommes fascinés par les mouvements que l’on peut observer dans la nature, ceux des fluides en particulier - air, eau, vapeur - nous subjuguent et créent une forme de sublimation intérieure.

Claire Bardainne : Nous avons envie de transmettre cette émotion, de l’amener à être vécue. La Gaîté Lyrique, comme les théâtres, sont des lieux où on peut porter tout à coup une attention à quelque chose. Et notre but, c’est que cette attention puisse continuer quand le spectateur ressort de l’exposition. Nous espérons qu’à l’issue de Faire corps, les gens regardent les mouvements de l’eau différemment dans une sorte de réenchantement de leur propre quotidien. 

Jos Auzende : Cet imaginaire fluide modélise aussi la culture numérique avec ses flux, ses connexions, ses réseaux, ses nouvelles possibilités d’immersion et d’envahissement.

Pourquoi avoir choisi de travailler en noir et blanc ?

Adrien Mondot : J’ai personnellement toujours jonglé avec des balles blanches. J’aimais l’idée qu’elles puissent être une métaphore. On pourrait trahir la puissance d’évocation du mouvement avec la couleur. Si on sent qu’un point blanc a peur, c’est vraiment le mouvement qui évoque ce sentiment parce qu’a priori sa forme graphique ne transcrit rien d’autre qu’un point blanc. Sans oublier que la puissance lumineuse d’un vidéo-projecteur est plus grande en blanc.

Claire Bardainne : Nous sommes comme des musiciens pour qui le vidéoprojecteur est un instrument. Jouer de la couleur, ce serait jouer moins fort, et nous avons envie que l’essence soit forte, puissante. Et puis ma pratique du dessin s’ancre dans le noir et le blanc. C’est un choix esthétique qui permet au spectateur de charger l’image de son propre imaginaire, d’inventer la couleur. J’aime ne pas tout remplir, mettre de l’espace vide entre le dessin et le spectateur, pour que le trajet de celui-ci fait pour comprendre et s’emparer des choses soit grand, libre, et son expérience la plus singulière possible.

Quel est le rôle du son dans vos oeuvres ?

Adrien Mondot : La question de la musicalité du mouvement se pose toujours pour nous. L’un et l’autre s’accompagnent.

Claire Bardainne : C’est une partie intégrante de l’installation qu’on construit en même temps. C’est l’un des piliers de notre travail qui s’adresse beaucoup à l’inconscient. Comme les odeurs, la musique est très puissante pour mettre dans un état. Dans Faire corps, avec la création musicale d’Olivier Mellano (développée initialement pour L’ombre de la vapeur, mais qui habite la totalité de l’espace d’exposition), nous avons vraiment envie de donner la sensation aux visiteurs de rentrer dans la musique intérieure d’un corps qu’on sent palpiter, exister. La musique permet de donner une voix aux choses, aux images, et de prolonger cette pensée animiste. 

Des artistes vous ont-ils influencé ?

Adrien Mondot : Monstration de Johann Le Guillerm a été une inspiration pour XYZT. C’est un artiste de cirque qui travaille autour de la physique et de l’équilibre des forces. Il ne fait pas de distinction entre le pendant "spectacle" de sa recherche et le pendant "installations", qui sont pour lui deux faces d’une même pièce. Cette démarche nous parle, celle de décliner le coeur d’une recherche artistique autant sur un plateau de théâtre que dans un lieu d’exposition. nous sommes aussi très inspirés par les jeux cinétiques de Julio Leparc.

Claire Bardainne : Il y a aussi les expériences visuelles de James Turrell, qui provoquent de puissantes illusions. Nous nous retrouvons dans ses oeuvres qui créent des sensations physiques avec quelque chose d’immatériel, la lumière. C’est le cas aussi des sculptures de brumes de Fujiko Nakaya. Et puis il y a les films d’animation de Miyazaki, et l’entrecroisement de personnages humains et non-humains, l’animisme qui transpire dans la vision de la nature.

Pourquoi avoir accepté l’invitation de la Gaîté Lyrique ?

Claire Bardainne : Nous avons régulièrement travaillé avec des lieux qui ont une approche transversale. Cette capacité à sortir des cases et à ne pas forcément vouloir coller des étiquettes nous touche. Nous nous reconnaissons dans cette communauté d’artistes qui pensent des créations relevant autant de la marionnette, du cirque, de la danse ou de la création visuelle : nous rencontrons les lieux dans la même démarche.  

Pourquoi avoir choisi le titre Faire corps ?

Claire Bardainne : C’est un titre intéressant pour sa polysémie. Qu’est-ce qu’un corps pour nous ? C’est un corps physique, celui des humains, des danseurs, des spectateurs. Il est au coeur de notre attention. Mais ce sont aussi les corps en mouvement, les formes graphiques avec lesquelles on travaille, comme les particules. C’est une rencontre entre des corps immatériels et des corps matériels. Faire corps, c’est faire appartenir les deux à un seul et même environnement, une seule et même réalité. Il y a aussi l’envie que nous avons eue avec la commissaire Jos Auzende de faire remonter à la conscience des gens qui vont rentrer dans cet espace, de "faire corps". Prendre ainsi conscience de son corps et comprendre ce que vous êtes en train de lui faire faire. Vous êtes en train de marcher, de danser ? Vous êtes allongé par terre ? Vous êtes seul, à plusieurs ? C’est sur ces choses très simples que nous avons envie de mettre un coup de projecteur. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce titre nous a paru important.

Jos Auzende : Faire corps propose une expérience sensible des corps et des sens tout en sollicitant notre intelligence émotionnelle, celle qui nous rend plus attentif à ce qui nous entoure.

Quel impact souhaitez-vous que l’exposition laisse dans les mémoires ? 

Jos Auzende : L’idée d’un présent électronique, d’un paysage discret et grandiose qui s’organise, qui envahit aussi. Mais aussi reconnaître les sens comme sources de plaisirs, de troubles, d’interrogation. Qu’on redécouvre aussi le rôle de la lumière, qui éclaire une époque qui change vite, et aussi celui de l’expérience qui passe ici par le corps pour aller vers la connaissance.

Cette année, la Gaîté Lyrique s’interroge sur la notion de faire attention : qu’évoque ce sujet pour vous ?

Jos Auzende : Faire attention dans le contexte actuel d’abondance de données, de technologies et de médias qui captent nos attentions suggère notre besoin fondamental de construire des formes différentes d’attention et d’évasion où peuvent s’épanouir d’autres possibles. Le regard porté ailleurs par les artistes ou les chercheurs est un marqueur du temps et en ce sens, il a la capacité d’attirer l’attention, de faire apparaître quelque chose là où il n’y avait rien avant. Faire corps met au centre la question de l’attention en absorbant le visiteur dans un espace hypersensible qui s’anime par sa propre présence et qui capte son  attention à lire l’espace, à déambuler.

Adrien Mondot : Notre travail de mise en scène est de créer des réseaux d’attention. Après il y a aussi la puissante douceur qui est aussi une manière d’évoquer le fait de prendre soin, de faire attention.

Claire Bardainne : Le rôle du théâtre, c’est de créer une attention à quelque chose. Nous restons fidèles à cette filiation. La question de l’émerveillement est liée à l’attention. Nous aimons avec Adrien générer des situations où les gens vont être émerveillés. Nous croyons à l’énergie de l’enthousiasme, et de la douceur qui pour nous peut changer le monde. C’est peut-être une utopie, mais nous mettons tout en oeuvre pour que cet enchantement nourrisse les gens qui traversent l’installation.

Que faudrait-il retenir de Faire corps ?

Jos Auzende : C’est ouvert à l’interprétation : ce serait entre autre l’idée de la nécessité de s’adapter - dans une époque d’éparpillement qui se métamorphose - , comme le champignon à l’origine de l’installation de particules atomisées L’ombre de la vapeur qui se nourrit et prolifère des vapeurs d’alcool en contaminant l’architecture. C’est aussi s’immerger et former un corps social et solidaire pour se soutenir, être attentionné, attentif à un récit plus collectif. Mais c’est encore les technologies avec lesquelles nous faisons corps, qui forment ces environnements, des milieux, des extensions, un élément naturel. C’est une exposition qui montre que nous sommes tous connectés dans un flux continu.

Adrien Mondot : Nous avons juste l’espoir d’une rencontre entre une forme et le visiteur et qu’elle nous échappe.

Claire Bardainne : Oui, nous avons mis un certain nombre d’intentions, mais ce qui serait le plus beau, c’est que les gens vivent autre chose !

Faire corps - Adrien M & Claire B
Une exposition-expérience
Du 24.01 au 03.05.20

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