Fleur Hopkins met en lumière le merveilleux-scientifique

Dans le cadre du cycle du Laboratoire "Chimères scientifiques, la vie rêvée des machines"

Fleur Hopkins met en lumière le merveilleux-scientifique

À partir du 7 novembre, notre Laboratoire accueille le nouveau cycle "Chimères scientifiques, la vie rêvée des machines" portant sur un genre littéraire méconnu du début du XXème siècle, le merveilleux-scientifique. La chercheuse Fleur Hopkins, commissaire d'une exposition à ce sujet à la BnF, nous en dit plus sur cette science-fiction à la française.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le merveilleux-scientifique ?

Derrière l’expression poétique "merveilleux-scientifique" se cache un genre littéraire méconnu des années 1900-1930. En 1909, l’écrivain Maurice Renard publie un texte-manifeste dans lequel il entend définir les règles de ce modèle, qui doit beaucoup à H. G. Wells (La machine à explorer le temps, L’île du docteur Moreau, L’homme invisible), à Edgar Allan Poe (La vérité sur le cas de M. Valdemar) ou encore à J.-H. Rosny aîné (Les Xipéhuz, La force mystérieuse)… mais marque une distance nette avec Jules Verne.

Dans les récits merveilleux-scientifiques, il ne s’agit pas d’anticiper, d’imaginer les technologies de demain, mais plutôt de regarder de biais le présent. En effet, les auteurs de ce corpus littéraire (parmi lesquels Gustave Le Rouge, Jean de La Hire, Guy de Téramond ou encore Léon Groc) dépeignent leur monde contemporain, perturbé par la modification ou l’invention d’une loi physique, biologique, physiologique, etc. Par exemple, le héros de L’homme qui voit à travers les murailles de Guy de Téramond (1913) reçoit un grain de radium dans l’œil, qui lui permet de voir à travers la matière ; l’ingénieur du Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge (1908) construit une machine capable de le faire léviter jusque sur Mars, tandis que le savant du Miroir invisible d’Alex Coutet (1921) développe un miroir qui donne à voir les radiations psychiques du cobaye et donc ses sentiments enfouis. Maurice Renard, qui a aspiré à être le chef de file de ce mouvement, souhaitait que son lecteur participe à une véritable expérience de pensée dans laquelle le roman prendrait la place d’une paillasse de laboratoire. L’écrivain-expérimentateur construit dans l’intrigue des protocoles d’expériences, irréalisables dans le monde connu (greffer une tête vivante à un corps ; traverser la matière ; devenir miniature ou encore voyager dans la quatrième dimension), mais pourtant rationnels. 

Quel est l’exemple le plus célèbre ? Le livre le plus connu qui pourrait se réclamer de ce genre littéraire ?

Par chance, une grande partie des récits merveilleux-scientifiques sont aujourd’hui consultables sur Gallica ou réédités par certaines maisons d’éditions comme l’Arbre Vengeur, BnF Éditions ou encore Les Moutons Électriques. L’une des œuvres majeures du merveilleux-scientifique, écrite par Maurice Renard, s’intitule Le docteur Lerne, sous-dieu (1908). Considéré par certains comme le chef-d’œuvre de l’auteur, il raconte comment Nicolas Vermont, neveu du curieux docteur Lerne, découvre qu’un savant ambitieux, du nom d’Otto Klotz, a subtilisé le corps de Lerne par une opération de greffe de cerveaux. Le roman est jalonné d’exogreffes contre-nature, entre l’animal et l’humain ou encore entre le végétal et l’animal.

Ce thème persistant de l’hybridation aide à penser l’appellation du genre. En effet, l’expression "merveilleux-scientifique" n’a pas été inventée par Maurice Renard. Renard réemploie une appellation qui circulait déjà à l’époque, notamment pour désigner la normalisation du surnaturel, c’est-à-dire l’intégration de certaines pratiques parallèles au champ scientifique (Jean-Martin Charcot s’intéresse à l’hypnose dans les années 1880 à l’hôpital de la Salpêtrière), et l’intérêt grandissant de savants comme Camille Flammarion ou le couple Curie pour les mystères de la métapsychie (télépathie, spiritisme, photographie des auras). Maurice Renard utilise cette expression à dessein. Le trait d’union entre "merveilleux" et "scientifique" brouille les pistes. Est-ce le genre en déclin du conte de fées qui s’est modernisé au contact des découvertes scientifiques contemporaines (le miroir magique de La Belle et la Bête de Madame Leprince de Beaumont, qui donne à voir le lointain, devient une plaque de "luminite" dans Le maître de la lumière de Maurice Renard, rejouant des scènes vieilles d’un siècle) ou la méthode scientifique qui étend son expertise à des domaines pseudo-scientifiques (la lecture des pensées devient possible, dans Nounlegos de Raoul Bigot, par un curieux sismographe, capable de déceler les hiéroglyphes de la pensée) ?

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce genre littéraire ?

Mes travaux ont d’abord porté, en 2014, sur un écrivain et caricaturiste bien connu pour son étonnant « téléphonoscope », Albert Robida, auteur du Vingtième siècle, qui raconte les tribulations du Paris des années 1950. Souhaitant poursuivre mes recherches sur les machines, dispositifs et médias du roman d’imagination scientifique français, j’ai eu la chance de tomber sur le site de Jean-Luc Boutel, Sur l’autre face du monde, qui recense une somme étourdissante (et séduisante !) de textes de la fin du XIXe siècle et après, parfaitement oubliés du lectorat français. Le coup de foudre a été immédiat pour ce genre littéraire et il s’est confirmé à la lecture des textes théoriques de Renard. Ce corpus littéraire, insuffisamment étudié et cartographié au début de mes travaux (beaucoup tendent à le confondre avec la science-fiction américaine) se révélait à la fois bâti sur une solide théorie littéraire, comporter une richesse visuelle étonnante et permettre d’aborder l’histoire des sciences et pseudo-sciences par la valorisation d’une somme documentaire parfaitement inattendue. 

Que dit le merveilleux-scientifique sur la notion de progrès ou sur les machines du XXIème siècle ?

On a souvent tendance, quand il s’agit de science-fiction, à s’empresser de classer les récits en deux catégories distinctes : technophilie et technophobie. Si l’on regarde d’un peu plus près la constitution du genre merveilleux-scientifique renardien, il apparaît évident qu’il est bien plus que de la "proto-science-fiction" (et je dirais même que cette expression tardive, traduction d’un terme américain apparu en 1929 est fautive, tant elle considère l’histoire littéraire de manière téléologique, en aplanissant le paysage).

En effet, le corpus merveilleux-scientifique s’est construit au contact du mouvement métapsychique, du roman expérimental, de la modernisation du conte de fées et en s’éloignant du roman d’aventures scientifiques à la Verne. Il ne s’agit non pas de deviner l’avenir, mais, comme le préconise Maurice Renard, de « déborder », d’imaginer ce qui peut être et non ce qui sera. Renard parle de "menaces imminentes du possible", c’est-à-dire de ce qui pourrait surgir et venir bouleverser le quotidien de la société. Très souvent, les récits merveilleux-scientifiques sont emprunts d’une grande mélancolie : dans L’homme truqué de Maurice Renard (1921), Jean Lebris, un soldat doté d’une paire d’électroscopes lui permettant de voir l’électricité, se meurt lentement, alors même qu’il accède à la vision d’un monde invisible ; le héros de L’homme qui voit à travers les murailles de Guy de Téramond (1913) meurt dans une explosion, alors même qu’il avait compris que son augmentation visuelle lui provoquerait une dégénérescence par l’ingestion du radium.

Pourquoi c’est intéressant de se pencher aujourd’hui sur le merveilleux-scientifique ?

Ce qui ressort à la lecture de récits merveilleux-scientifique c’est que le genre n’a pas pris une ride. Au diapason des sciences et pseudo-sciences de son époque, il permet de plonger dans la Belle Époque et son bouillonnement scientifique, à bord d’un séduisant vaisseau. Il permet aussi de découvrir, avec étonnement peut-être, qu’avant les américains Hugo Gernsback, A. E. van Vogt, Isaac Asimov ou Frank Herbert, il y avait les français Maurice Renard, Gustave Le Rouge, Guy de Téramond ou Octave Béliard. Mais au-delà de l’argument chauvin, le souhait de Maurice Renard, donner à penser à son lecteur en lui peignant le temps présent sous un jour légèrement décalé, transcende les âges.

Le lecteur d’aujourd’hui est troublé par les télescopages permis par ces récits aux titres évocateurs : L’homme qui devint gorille, L’homme qui peut tout, La machine à fabriquer des rêves, L’homme à deux têtes. On trouve déjà, dès les années 1900, des récits mettant en jeu les fonctions génératrices de vie de l’électricité (Ville hantée de Léon Groc ; La maison des hommes vivants de Claude Farrère), la crainte de la disparition du genre humain (La guerre des mouches de Jacques Spitz ; La mort de la terre de J.-H. Rosny aîné), la disette d’éléments (La grande panne de Théo Varlet ; La force mystérieuse de J.-H. Rosny aîné), la conquête martienne (Le prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge ; Sur la planète Mars d’André Laurie) ou encore des hommes augmentés (L’homme qui peut vivre dans l’eau de Jean de La Hire ; Trois ombres sur Paris d’H.-J. Magog). 

Pourquoi ce genre littéraire a été oublié ?

Les explications sont multiples et insatisfaisantes. Maurice Renard, à la fin de sa carrière et pour des raisons alimentaires, a travesti le genre merveilleux-scientifique en le mariant au roman policier ou à des intrigues amoureuses. Désargenté à l’époque, il porte un regard désenchanté sur l’ensemble de sa production, lui qui a pourtant œuvré pendant plus de vingt ans pour faire reconnaître ce genre, en créant même un prix à son nom à la Société des Gens de Lettres ! Le nom donné au modèle peut avoir joué un rôle dans les commentaires parfois sévères que lui assènent les critiques de l’époque, qui ont du mal à comprendre comment un tel mariage antinomique peut fonctionner. Toujours comparé à Wells, dont on dit qu’il est le « cousin français », Maurice Renard peine à s’émanciper du maître. Aussi, contrairement à la science-fiction américaine, le modèle merveilleux-scientifique n’a pas bénéficié d’une revue identifiable, d’un courrier des lecteurs ou d’un fandom, qui lui aurait peut-être permis de prospérer sous la forme d’une école littéraire. S’il est certain que les auteurs se connaissaient entre eux, s'il est difficile de retracer les liens de sociabilité.

L’arrivée de la science-fiction américaine dans les années 1950 de même, balaye l’imaginaire scientifique français, moins aventureux peut-être puisqu’il ne déplace pas son intrigue dans le futur, mais cherche plutôt à donner matière à penser à son lecteur.

Quel est l’exemple de média le plus intéressant d’après vous ?

Le cycle de conférence Chimères scientifiques : la vie rêvée des machines, a sélectionné quelques médias imaginaires marquants du corpus merveilleux-scientifique (des « machines néphologiques », projetant sur les nuages une annonce publicitaire ou révélant la musique invisible des astres en captant quelque lumière stellaire ; des « machines parasites » qui ponctionnent la force vitale des individus pour alimenter un amplificateur ; des "machines fluidiques" qui captent le rayonnement odique pour décrypter pensées, auras, et sentiments refoulés). L’imaginaire merveilleux-scientifique était comparé à une machine optique par Maurice Renard, rien d’étonnant à ce que les médias, comme outils de normalisation du surnaturel ou moyens de dépasser les lois physiques, soient un levier narratif de choix pour les écrivains. Un exemple peu connu et qui rappelle nos actuelles imprimantes 3D mérite ici d’être cité. Dans Le singe de Maurice Renard et d’Albert-Jean (1925), le duo met au point une étrange "cuve à radioplastie" (et non "radiogenèse", toute la subtilité est là) qui recopie des corps humains en utilisant à la fois les principes de l’électrothérapie, de l’actinothérapie et de la lanterne magique. Le savant obtient bien l’exacte copie d’un corps vivant, mais elle n’est qu’une enveloppe sans vie, une vulgaire figure de cire. Il lui manque ce que la machine ne peut dupliquer : une âme !

Une autre de mes machines favorites sur cette période est probablement la machine à conserver vivantes les têtes coupées, que l’on retrouve autant dans Le décapité vivant d’Octave Béliard (1931) que Les mystérieuses études du professeur Kruhl de Paul Arosa (1912). S’inspirant des spectacles de music-hall de décapités vivants et des tours de passe-passe de Méliès, les auteurs imaginent qu’une machine électrisée, assortie d’une pompe à sang bien frais permet à la face d’un condamné de vivre indépendamment du corps sectionné. Cette machine fascine tout particulièrement par les représentations crédibles qu’en font les artistes de l’époque.

Tout l’enjeu du cycle de conférences consiste à cartographier les médias imaginaires présents dans les récits merveilleux-scientifiques, comprendre par quel travail de condensation et d’addition d’appareils réels, fantasmés ou mythiques les machines ont vu le jour et, surtout donner matière à réflexion au public réuni, faisant dialoguer ces machines de papier avec des appareils et performances artistiques contemporains.


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La vie rêvée des machines

07.11.19–20.02.20

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