Communiqué • 14 décembre 2024
Occupation de la Gaîté Lyrique : aucune proposition de résolution par les autorités compétentes, plusieurs événements annulés
Claire L. Evans est écrivaine et musicienne, chanteuse du groupe pop Yacht. Membre du collectif cyberféministe Deep Lab, elle vient donner une conférence dans le cadre de la programmation associée de Computer Grrrls. Elle évoque ici le rôle méconnu des femmes dans l’histoire des technologies qui lui a inspiré son livre Broad Band, the Untold Story of the Women who Made the Internet.
Nul aujourd’hui ne peut vraiment choisir l’importance des technologies dans sa vie. Nous sommes surveillés, contrôlés, suivis, marketés, influencés par les canaux numériques chaque seconde où nous sommes éveillés. Avoir accès à Internet fut une expérience formatrice pour moi quand j’étais jeune, car cela m’a aidé à découvrir de nouvelles choses et trouver ma voie comme écrivaine. Mais attribuer ces compétences à la technologie me paraît bien naïf aujourd’hui.
C’est plus large que ça. Je dirais que c’est plutôt une histoire de la technologie racontée à travers des histoires de femmes. Cela ne pourra jamais être un récit définitif. J’ai lu plein d’autres histoires de la technologie qui se prétendent définitives, et la plupart ignorent le rôle que les femmes y ont joué. La mienne ignore celui des hommes. La vérité se situe quelque part au milieu, mais nous avons besoin de remettre en cause la mythologie dominante avant de pouvoir l’atteindre. Je vois mon livre comme une petite partie d’une reconsidération culturelle plus large de cette histoire. Il débute à l’époque victorienne et s’achève avec l’effondrement du boom dot com. Plusieurs mouvements majeurs y sont évoqués : le développement de la programmation en tant que langage et forme artistique. Le rattachement des ordinateurs à un réseau. Et ce qui se produit, culturellement, après cela. Le besoin de trouver du sens dans la gigantesque masse d’informations numériques dans le monde. Les tentatives pour extraire de la beauté de tout ce sens. Pour organiser des communautés autour. Pour en faire de l’argent. Pour instruire nos enfants sur ces sujets.
La majorité des histoires sur la technologie que notre culture met en lumière sont des histoires sur des serial entrepreneurs, des hommes qui montent des entreprises, construisent des plateformes et vont à la pêche aux utilisateurs dans le but d’entrer en bourse ou de gagner de l’argent, ou de vendre ces entreprises à des plateformes encore plus grandes, ce qui désarticule le projet initial et piège les utilisateurs. Des hommes, encore, qui quittent le navire et commencent d’autres entreprises... Notre idée du succès dans le monde technologique va souvent à l’encontre de la santé des gens que les produits technologiques sont censés servir, cela devient un dangereux problème dans notre société. J’ai trouvé qu’il était important de présenter une alternative, de montrer qu’il existe d’autres chemins possibles, d’autres formes de succès, d’autres valeurs capables de nous aider à recalibrer nos hypothèses sur la technologie. Prendre nos responsabilités pour les gens, prioriser l’entretien et la vision à long terme des plateformes que nous construisons par exemple. Si ces valeurs pouvaient être davantage célébrées dans la culture tech, je garantis qu’on y verrait davantage de femmes. Inversement, s’il y avait davantage de femmes dans la tech, on commencerait à voir de nouvelles valeurs irriguer son développement.
J’ai commencé par lire tout ce que je pouvais trouver : des interviews de pionnières de l’informatique, des manuels, des vieux sites internet, des articles de presse, des récits académiques, des livres issus de la culture pop. À chaque fois, je notais les noms de femmes que je voyais apparaître. Dans certains livres, elles n’apparaissaient parfois qu’en diagonale, ou dans des notes de bas de page d’histoires plus générales. J’ai instinctivement pensé que ces noms, une fois réunis, allaient révéler une histoire cachée, dans l’ombre. Ensuite j’ai commencé à interviewer des gens, demandant sans cesse davantage de recommandations aux personnes que je rencontrais. J’ai continué ainsi jusqu’à ce que l’histoire prenne forme. Ce qui était passionnant, et un peu exaspérant à la fois, c’était de constater le grand nombre d’histoires non connues. Il y a beaucoup plus de femmes dans cette histoire que ce que la place que j’avais dans le livre m’a permis d’inclure. Et je continue à en découvrir de nouvelles.
Une des modèles intéressants que ma recherche m’a permis de mettre en évidence est que les femmes ont souvent fait des contributions tôt dans le processus de développement des technologies importantes- c’est-à-dire avant que celles-ci soient considérées comme importantes. La programmation est un bon exemple. Les premières programmeuses informatiques étaient des femmes engagées pour “faire fonctionner” les premières machines informatiques pendant la seconde guerre mondiale. Le travail n’était pas considéré comme important, il était vu comme une mission de secrétariat, quelque chose proche de la fonction des opératrices de téléphone. Ces femmes ont pourtant relevé le défi d’intégrer des mathématiques dans les machines. Ce faisant, elles ont développé des techniques, des flux de travail et, enfin, des langages de programmation. Ce n’est qu’après ces importantes contributions que les femmes ont disparu du scénario. La même chose s’est produite à maintes reprises dans des domaines différents, de l’hypertexte au développement de la modération en ligne ou du community management.
Rien de très surprenant : la technologie est marquée par des disparités dans les salaires, un manque d’encadrement, un refus structurel de faire de la place pour tout ce qui concerne la garde d’enfant et un décalage dans les références professionnelles et exigences de diplômes demandées pour obtenir un poste en tant que développeur. Plusieurs historiens (notamment Nathan Ensmenger et Janet Abbate) ont émis l’hypothèse que la professionnalisation du domaine avait implicitement engendré sa masculinisation : que si l’informatique avait commencé comme “un travail de femmes”, il s’agissait ensuite de le masculiniser. Le modèle du mâle dominant n’a eu de cesse de se renforcer avec les années, porté aussi par le marketing. Comme si l’informatique était naturellement une chose masculine. Ca ne l’est pas. Il a fallu une génération pour créer cette situation, et il en faudra une autre pour totalement la défaire. Mais nous pouvons commencer en reposant les bases : égalité salariale, encadrement, conditions de travail sécurisées, égalité dans l’accès aux ressources, représentativité.
nternet et la toile sont la conséquences d’une infinité de petites décisions, faites sur le moment par des gens qui sont animés par des besoins humains et par des désirs, et informés uniquement par les circonstances et le contexte de l’instant. Il n’y a rien d’inévitable ou de figé s’agissant des plateformes auxquelles nous sommes confrontés chaque jour. Elles ont été formées par des choix et elles peuvent changer via des choix. C’est naturel d’avoir l’impression d’être coincé dans le monde tel qu’il est fait, mais si les choses s’étaient déroulées légèrement différemment, le monde dans lequel nous vivons pourrait être différent. Mon job est de montrer à quoi pourrait ressembler cet autre monde. Je pense réellement que nous assistons à un changement générationnel, que nous commençons à comprendre l’ampleur des grands problèmes dans la tech et à rejeter certaines idées fausses sur le sujet. Mais cela prendra du temps de réparer. Je mise sur la future génération avec beaucoup d’espoir. Il y a certainement de nouvelles options à explorer : la décentralisation par exemple.
Conférence Les femmes qui ont fait Internet ! le samedi 16 mars à 15h30.